Après la bataille

Ceci n'est peut-être qu'un rêve, et je ne le saurais sans doute jamais. Toujours est-il que lorsque je me suis réveillé, j'avais bel et bien la troublante impression d'avoir rêvé, et pourtant...

"Enfermez-le."

Alors qu'on prononçait ses mots, j'étais déjà enfermé dans une semi-conscience étrange, une cage de guerre lasse, et je ne demandais qu'à sombrer tout à fait dans un sommeil sans cauchemars. Mais une partie de mon esprit ne semblait pas être d'accord, puisqu'elle refusait de me laisser partir. Peut-être avais-je ressentit, inconsciemment, que ces quelques instants seraient importants pour la suite. Quelle suite, d'ailleurs ? J'étais seul, emprisonné, à la merci de la torture qu'on allait sans doute me faire gouter dès mon réveil, le plus tôt possible. Que pourrait-il m'arriver de pire ?.. Je n'en avais aucune idée, mais aller expliquer ceci à ma conscience douteuse...
Un détail attira mon attention, sans que mon cerveau ralenti n'en saisisse le sens. Je vous l'ai dit, j'étais dans une torpeur incontrôlable.
Ce détail en question était un geste de l'homme qui devait avoir parlé. Je le voyais flou, mais ce geste nerveux de question qui ne veut pas être découvert, ce regard perçant qui allait avec, détaillant les alentours pour être sur de ne pas être observé, je l'avais vu trop souvent pour le laisser passer. Je me remémorerais plus tard qu'il avait alors la main sur un coffret de bois rectangulaire, dont la petite clé d'or scintillait nettement sur sa cuirasse, portée par une fine chainette autour de son cou qu'il avait plutôt large.
Toujours était-il donc que je n'avais pas la clairvoyance appropriée pour le moment pour ne serait-ce lever la tête. Mes membres étaient en plombs, et jusqu'à présent j'ignorais que le plombs s'enflammait aussi facilement, dès la plus petite épaule démise. Épaule qui me faisait un mal de chien, d'autant plus qu'on me soutenait par là.
Je dus perdre conscience un moment, car lorsque je rouvris difficilement les paupières, nous étions arrivés devant, j'imagine, ma nouvelle demeure : un cachot guère plus rutilant que mes voisins, des rats qui s'enfuirent en couinant lorsque le premier garde ouvrit la marche devant nous.
On me balança à l'intérieur et cette fois, je ne pus retenir un gémissement étouffé de douleur. Je ne sentais plus mon bras : mes doigts demeuraient inertes de mouvement, et je n'aurais pas la possibilité de me soigner seul afin que cela ne s'aggrave pas.
C'est alors que je m'entendis parler : miracle, je savais encore employer mes cordes vocales ! Quoique elles me semblèrent bien rauques.

"Mon épaule... Vous m'avez pété l'épaule, bordel..."

Je ne pus les voir, des points noirs dansant devant mes yeux, mais j'imagine qu'ils se sont alors regardé en se rappelant qu'on devait me garder vivant jusqu'au rétablissement de leur fameuse "Commandant Birds".
J'eus l'impression qu'une éternité s'écoula durant laquelle je délirais sur tout et n'importe quoi, des visages connus ou inconnus se superposant entre eux trop prêt pour que je puisse les éviter.
Puis on me gifla.
Cette douleur minime supplémentaire me ramena dans le présent pour une durée indéterminée certes, mais c'était toujours ça. Le visage anxieux mais décidé d'un Célestiny se dessina progressivement dans mon champs de vision.

"Dis-nous comment te soigner," l'entendis-je dire.

Ma partie consciente n'hésita pas, tandis que l'autre, plongée dans un brouillard surpris, demeurait inerte. Pour l'instant, c'était la première qui remportait la coupe, une chance. Il ne me fallut pas longtemps pour leur expliquer en quelques phrases hésitantes comment remettre en place une épaule luxée. Seul problème : il n'était hors de question que je hurle, que je montre un signe de faiblesse aussi flagrant entouré d'ennemis. Alors que le décompte de la manœuvre était déjà bien entamé, je mordis dans ce qui m'avait servi de protection sur mes avant-bras. Juste au moment ou un "crac" brisa le silence qui s'était installé. Je me sentis tomber, vaincu par la fatigue des heures précédentes qui anesthésiait lentement la douleur. Il me sembla pourtant voir leur regard posé sur moi, et entendre quelques paroles avant de sombrer dans le noir.

"Hé, gamin ?..
- Il n'a pas crié. Et si... Et s'il était de la même trempe que le commandant Birds ? Il pourrait...
- Ne dit pas de bêtises, coupa une autre voix. Il ne..."

La discussion se fit lointaine, puis s'éteignit tout à fait.
Ce n'était qu'un rêve... Non ?

* * *

Naïr retint son souffle. Le général Enquiev sortait. Enfin. L'homme à la carrure imposante et son plus proche conseiller avec lequel il discutait des meilleures stratégies à aborder passèrent devant le recoin où le jeune garçon était caché. Celui-ci attendit qu'ils tournent le coin du couloir avant de se remettre à respirer correctement. Merde, il avait bien failli se faire prendre, à écouter à la porte si la pièce était vide. Sans attendre plus longtemps, Naïr crocheta la serrure du bureau et entra, la refermant à clé derrière lui. Il redécouvrit le bureau du général avec une certaine méfiance. La dernière fois qu'il avait mis les pieds, c'était juste avant d'être mis aux fers, il y a une semaine... Et il n'était pas spécialement dans sa forme optimale à ce moment-ci.
Les larges fenêtres de droite s'ouvraient sur la cour où un soleil radieux brillait toujours. Le beau temps s'éternisait, quelques rares pluies fines avaient bien tenté le coup mais s'étaient vite résignées à attendre la fin du règne du soleil, dont on ne voyait pas le bout. La forteresse était au repos, le champs de bataille n'avait pas revu le sang depuis le combat dernier où les commandants s'étaient entretués. Maigre repos pour l'horreur, il ne fallait pas se faire d'illusion : la guerre reprendrait une fois les blessés sur pied, ce que Naïr n'était pas pressé de voir, étant donné qu'il était la proie de la commandante Bird qui, heureusement, n'était pas encore assez remise pour lui rendre visite. Mais cela n'allait pas tarder, et autant profiter de ces jours de repos pour, par exemple fausser compagnie aux cachots ?..
Revenons à la description de la pièce : de lourdes tapisseries ornaient le mur, représentant les armoiries des Célestiny auquel Naïr ne prêta aucune attention. Ce qui l'intéressait était au centre : le bureau du général, splendide de bois foncé, sculpté de multitudes de reliefs que le jeune garçon n'avait pas le temps de contempler. Espérons maintenant qu'il n'avait pas emporter le coffret avec lui... De la même manière qu'avec la porte, Naïr crocheta les tiroirs fermés à clé, les uns après les autres, avec une patience qui demandait une concentration considérable : on pouvait s’apercevoir de son évasion à tout moment, si ce n'était pas Enquiev qui rappliquait plus tôt que d'habitude...
Rien, du papier, des lettres, le coffret n'était pas là. Le doute prit Naïr : et s'il l'avait effectivement emporté ?.. Non, non, ce serait trop bête d'avoir tout risqué pour rien... Bon sang ! Où pouvait-il être ?.. Le garçon fit le tour de la pièce fiévreusement. Il allait devoir partir, il ne devait pas se faire prendre... Surmontant le stress, il réfléchit consciencieusement. S'il avait été à la place d'Equiev, où l'aurait-il caché ? Dans une cache, une cache secrète... Quelque chose que lui seul connaitrait, mais de facile à atteindre...
Le bureau. Le cambrioleur s'accroupit, tapotant son fond. Enfin, le bois lui renvoya un son creux. Enfin, il avait trouvé ! Naïr retint un cri de joie, cherchant le loquet, ce qu'il fallait actionner pour déclencher le mécanisme. Il appuya sur toutes les boiseries, il ne lui restait qu'une poignée de minutes tout au plus. Le panneau coulissa, révélant la cache et le coffret; il touchait au but, mais des pas résonnaient dans le couloir. Il allait se faire prendre ! Il devait, il devait...


Lorsque Enquiev pénétra dans le bureau, il trouva la pièce vide et la fenêtre ouverte. Il la verrouilla aussitôt en se demandant s'il l'avait mal fermé en partant.

Naïr

Cinquième gifle. Il ne retenait pas ses coups, aveuglés par la colère sourde d'avoir perdu un bien si précieux. Cette fois, sa bague entailla ma joue et vint s'ajouter au mince filet de sang qui coulait le long de mon menton de ma lèvre entaillée. Je gardais mon air détaché le temps que la douleur s'évanouisse. Les coups commençaient à se voir sur mon visage. Peu importe, je n'étais pas prêt de cracher le morceau, malgré la rage que donnait mon bourreau qui n'était pas moins que le général Enquiev en personne, plus haut gradé de la forteresse des Célestiny en ces durs temps de guerre.
Son visage se rapprocha, rouge de colère et j’eus l'impression qu'il avait mis un haut parleur.

"OU EST LE PISTOLET ?"

Je souris, d'un rictus provocateur qui me causa une nouvelle gifle. Aïe.
Je ne pouvais pourtant pas m'empêcher de jouer à celui qui en sait plus que les autres - ce qui, entre nous, n'était pas faux - et m'amusais des gamineries du général. Il avait été abusé et tentait de se raccrocher à autre chose que la honte en s'arnachant à moi. Quoi de plus prévisible ? Manque de chance, lorsqu'il s'était aperçu du vol, j'avais déjà regagné ma cellule ni vu ni connu, sans la fameuse arme. Où l'avais-je mis ? Là était toute la question et la réponse qu'il cherchait à me faire cracher. Je m'étais préparé pour cela, tout de même, et n'étais pas du genre à oublier un détail d'un quelconque plan.
Ses yeux d'un brun presque noir passèrent à ma hauteur tandis que je me remettais rapidement de son dernier coup.

"Répond !"

ça le démangeait de me frapper encore et encore, mais il savait bien que s'il ne me donnait pas l'occasion de répondre il ne récupérerait jamais son bien. Je soutenais son regard sans un mot, insondable. Il me frappa, rouge de colère et de honte. J'avais perdu le compte, tiens.

Soudain, un soldat entra, éclairant mon calvaire d'une mince pause. Sa lanterne me fit cligner des yeux, tandis que l'homme se penchait sur l'oreille de son général. Cela me permit de faire le point sur ma situation.
J'étais enfermé dans un cachot. Pas celui de départ duquel j'avais réussi à m'échapper puis à revenir de mon plein gré, non, une salle plus large et souterraine, éclairée uniquement par des lanternes posées sur le sol de dalles grossières. J'étais fermement attaché sur une chaise à l'aide de cordes solides. Un bras en écharpe et l'autre dans le dos, tout deux entravé. On avait laissé le bandage, ce qui m'amenait à penser qu'on ne voulait pas ma mort, du moins pas encore.
Le cachot était de pierre, hormis la grille métallique qui privait tout prisonnier de la liberté. Quelques protestations me firent lever les yeux, et quelqu'un força le passage. Je dévisageais avec une certaine surprise, bien sur automatiquement camouflée, celle qui venait d'entrer.
Ce qui me frappa en premier, c'est ce contraste implacable entre son regard dur comme le marbre et sa jeunesse palpable. Si elle était plus âgée que moi, ce n'était pas de beaucoup. Elle était belle, de cette beauté glaciale qui écarte et fait envier. De cette beauté glaciale qui cache un secret lourd à porter. Un mystère de plus à contrer, l'ennemi lui offrait une chance de frapper au moyen des mots. Le tout était de trouver l'épine qui saillait de cette fille si froide, et cela n'allait pas être facile.
Les deux Célestiny qui constituaient la garde rapprochée d'Enquiev et qui le suivaient donc partout comme les gentils chiens-chiens qu'ils étaient, y compris jusqu'au plus morbide des cachots, s'inclinèrent bien bas devant la fille. Je haussai un sourcil tandis qu'Enquiev contenait sa rage à grand peine. Tiens tiens... Cette fille était donc d'un rang assez haut placé pour que le général ne souhaite pas qu'elle soit témoin de ses accès de fureur, même sur moi. Il se tourna donc vers elle, raide comme un manche à balais.

"Commandant Bird. Vous ne devriez pas sortir."

Elle était donc commandant, à l'instar d'Aglaran. Le regard d'un vert étrange de l'Elfe se posa sur le général.

"J'ai appris qu'on torturait un prisonnier de la bataille que j'ai mené. Je me suis donc empressée de réparer la chose."

Sa voix était aussi acérée, mais beaucoup lus polie que sur le champs de bataille. Enquiev tourna les talons tandis que je levais les yeux au plafond devant tant de simagrées. Ils me faisaient pitié, leur jeu glacial de c'est-à-moi-et-uniquement-à-moi. Enfin, cette entrevue s'avérait plus intéressante que les autres. Un nouveau protagoniste est toujours synonyme de nouvelles façons de faire. J'ai appris ça, il y a... Longtemps.
Toujours aussi imperturbable, je la regardai s'asseoir devant moi et ordonner d'un ton sec au dernier soldat de nous laisser. Elle souffrait, cela se voyait dans ses yeux, même si elle était assez bonne comédienne pour faire croire le contraire aux autres. Effectivement, j'avais entendu qu'elle avait été grièvement blessée... Mon regard se ficha sur sa silhouette élancée, là où l'épée d'Aglaran avait transpercé la chair, puis remonta se planter dans ses yeux kakis, sans ciller. Et oui, fini l'invincibilité, ma vieille. Bienvenue dans le monde des vivants. Et je ne doute pas que tu vas chercher plus violemment que ton prédécesseur à m'arracher des réponses.

Aïe. Ça faisait mal. Pourtant, il n'y avait pas de risque que je parle. Je me bornais à sourire à la douleur du "commandant Bird" et à la colère du général. Ils me faisaient bien rire, tous les deux. Et puis, voyons le bon côté des choses : ces gifles me tenaient éveillé devant le spectacle, au moins.
Alors, devant mon mutisme qui durait depuis de longues minutes, quand se décideraient-ils à passer à la vitesse supérieure ?

Ça se corsait : cette fois, le commandant s'était attaqué à mon bras blessé, lacérant sans scrupule le maigre bandage déjà rougi pour planter sa lâme dans la blessure qui n'était déjà pas très belle à voir, faute de soins. Elle avait touché un point sensible, et la blessure n'en attendait pas plus pour s'ouvrir completement, déclenchant une quantité de sang importante. Elle voulait que je parle ? J'allais le faire.

"Je trouve regrettable que vous ne soyez pas en mesure de vous affirmer : je suis votre prisonnier, et malgré cela certains se donnent le droit de satisfaire leurs envies personnelles..."

Cette remarque était bien sur destinée au général qui me lança un regard plus qu'assassin et me frappa encore. Mais Bird avait entendu et s'était figée : pour une fois, je ne disais que la vérité.

Je regardai le général remplacer sa colère par un dégoût profond : il regardait Bird, pitoyable sur le sol. Ainsi, c'était ça la "grande guerrière" indomptable ? Piètre image qu'elle donnait d'elle, avachie sur le sol à même les dalles. Finalement, il quitta la salle après avoir persiflé de nouveau :

"Vous me faites pitié, Bird. Je vous laisse avec le prisonnier, vous avez interêt à me fournir ces réponses dans les plus brefs délais. Bonsoir !"

Le couloir sombre l'avala, lui et les derniers gardes qui l'accompagnaient. Je contemplais le commandant, inflexible.

"M'est avis que vous êtes dans la mouise, commandant."

Cette dernière phrase provoquait de la surprise chez moi. Je souris, nullement préoccupé par mes blessures : tant que je serais capable de bouger, c'est que je n'aurais pas encore perdu assez de sang pour m'évanouir.
Elle découvrit mes bras, et je retins un gémissement de justesse. Mon épaule me faisait un mal de chien et les muscles entrainés de mon bras avaient été tailladés sur toute la longueur, du poignet jusqu'à l'épaule. À croire que j'étais passé dans un hachoir.
En évitant de regarder, je dévisageai la jeune fille, mon sourire toujours sur mes lèvres.

"Votre réputation laisse pourtant penser le contraire."

Je grognais de douleur en la sentant manoeuvré tant bien que mal sur les lacérations. Elle s'y prenait mal, et la chose était aggravé par le fait que je sois attaché dans une position plutôt inconfortable.

"Laissez, grinçais-je. Occupez-vous d'autre chose, je n'ai pas besoin d'aide."

Vexée ou peinée, je ne sais pas très bien, elle obéit et s'assit sur la chaise en grimaçant de douleur.

"Naïr. Je m'appelle Naïr. On vous a mal soigné."

Elle avait l'air vraiment mal. Si elle venait à s'évanouir, je ne sais pas ce que je ferais. C'était une opportunité unique pour m'enfuir, mais...

"Oui. Je connaissais vaguement un Aglaran."

Disons de vue. Un homme que je n'appréciais pas, c'était un fait. Il y avait des rumeurs comme quoi ils s'étaient entretués. La bonne blague. C'était quoi, l'utilité ? Se faire massacrer le plus vite possible ? A moins d'en faire une affaire personnelle, il n'y avait aucun avantage à en tirer.

Je secouai la tête, mes longues mèches brunes me tombant devant les yeux. Ma joue me faisait mal, je ne sentais que trop bien la tiédeur du sang sur ma peau. Mon sang qui, a court ou long terme, causerait ma perte si l'hémorragie n'était pas correctement arrêtée. C'était impossible ici. Je commençais à être las de cette guerre que je n'avais pas voulu.

"Ça, je veux bien croire, que tu ne tiendras pas longtemps. Mais que veux-tu que je fasse ? La forteresse est immense, et même en te prenant en otage, je ne donne pas cher de ma peau."